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LA CLEF DE L'ADAPTATION AUX TEMPS MODERNES, C'EST MATHÉMATIQUES (fermaton.overblog.com)

17 Novembre 2019, 04:13am

Publié par clovis simard

LA CLEF DE L'ADAPTATION AUX TEMPS MODERNES, C'EST MATHÉMATIQUES (fermaton.overblog.com)

Si l’histoire des techniques a acquis une place importante pour les périodes antiques et médiévales, sans doute en partie grâce au rôle déterminant qu’y occupent les méthodes archéologiques, il n’en est pas de même pour les temps modernes et contemporains, malgré quelques oeuvres importantes qui ont marqué l’historiographie du XXe siècle. C’est pourquoi il est indispensable de s’interroger sur le rôle d’une histoire des techniques : quelle place doit-elle occuper dans une histoire plus globale des sociétés et des civilisations ? Une histoire des techniques qui dépasse le simple inventaire des inventions est déjà présente au XIXe siècle, avant même le triomphe de l’histoire méthodique1, mais elle nourrit alors surtout une passion d’antiquaire et poursuit un objectif d’utilité en cherchant à préserver un patrimoine et des savoirs menacés par l’industrialisation que d’autres glorifient2. Elle n’est intégrée pleinement dans l’histoire générale, notamment dans sa dimension sociale, qu’à l’époque de la première génération des Annales. Parmi les travaux importants publiés à cette époque, les plus emblématiques restent les ouvrages du commandant Lefebvre des Noëttes sur l’attelage et le gouvernail qui posent la question de la nature et des causes des progrès médiévaux par rapport aux techniques connues dans l’Antiquité et qui font le lien entre l’évolution des systèmes sociaux et les procédés techniques développés3. Bien que les thèses formulées par cet auteur soient désormais largement rejetées, elles ont nourri un débat qui a permis de dépasser les conceptions traditionnelles et étroites de l’histoire des techniques.

  • 4 Robert Mandrou, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris (...)

2Celle-ci reste toutefois marginale au sein de la révolution historiographique qui se produit alors et elle occupe une place très limitée dans les synthèses réalisées jusqu’aux années 1960. La prestigieuse Introduction à la France moderne de Robert Mandrou ne lui consacre qu’un court chapitre d’une dizaine de pages très peu novateur sur le fond4. A ses débuts, l’histoire des techniques n’a pas été un des vecteurs majeurs de l’histoire des mentalités ou de l’histoire culturelle et elle a davantage été considérée comme un complément de l’histoire économique. C’est cependant en dégageant son propre espace qu’elle a pu progresser et s’imposer, ce qui constitue une autre forme de handicap puisqu’elle semble réservée à des spécialistes. Nous voudrions montrer au contraire ici les perspectives qu’elle ouvre pour une histoire des territoires et des sociétés à partir de l’exemple de la période moderne.

3Les Annales ont publié en 1998 un numéro spécial intitulé Histoire des techniques (n° 4-5). Dans leur présentation, Yves Cohen et Dominique Pestre rappellent que l’ouverture de la revue vers l’histoire des techniques est surtout restée au niveau des proclamations d’intention et a été peu suivie d’effets. Le précédent et seul autre numéro des Annales traitant intégralement de l’histoire des techniques date en effet de 1935. La problématique fondamentale était alors de déterminer quelle est la généalogie de l’apparition puis de la diffusion d’une technique. Un célèbre article de Marc Bloch montre ainsi que le moulin à eau n’est pas une invention médiévale qui caractériserait la révolution technique du XIIe siècle, mais qu’il est déjà répandu à la fin de l’Antiquité et joue un rôle économique majeur au haut Moyen Âge, tout en continuant ensuite à servir plusieurs phases de croissance économique jusqu’à la première Révolution industrielle, celle-ci comprise.

  • 5 Fernand Braudel,Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe -XVIIIe siècle, Paris, 1979  (...)

4Marc Bloch, pas plus que Lucien Febvre et les autres historiens annalistes, n’est un historien des techniques. Mais tous deux préconisent une histoire plus proche des hommes du passé et de la réalité de la vie matérielle. Les techniques doivent logiquement être prises en compte parce qu’elles font partie des éléments qui contribuent à modifier l’organisation des sociétés. Mais peu d’historiens osèrent vraiment se pencher après eux sur l’histoire des techniques. De Fernand Braudel à Daniel Roche, les techniques ont souvent été présentées comme un élément d’une vaste histoire de la civilisation matérielle qui sert elle-même de fondement à la compréhension des évolutions économiques5. L’archéologie industrielle est encore très jeune et la période moderne reste peu étudiée, même si le petit patrimoine rural (moulins, fours, ateliers...) intéresse de nombreuses associations qui publient des bulletins et restaurent certains équipements.

  • 6 Maurice Daumas,Histoire générale des techniques, Paris, 1965.
  • 7 M. Daumas, Le Cheval de César, ou le mythe des révolutions techniques, Paris, 1991.

5En France, deux figures ont porté presque seules l’histoire des techniques entre 1950 et 1980 : Maurice Daumas et Bertrand Gille. Maurice Daumas et ses collaborateurs ont écrit une synthèse qui faisait un premier bilan des innovations de l’Antiquité au XXe siècle6. L’idée sous-tendue par toute l’oeuvre de Maurice Daumas est l’inadaptation du concept de « révolution » lorsqu’on étudie les techniques car même les inventions les plus importantes ne constituent jamais des ruptures brutales7. Les innovations antérieures à la Révolution industrielle doivent donc être étudiées avec une égale attention que celles qui lui sont postérieures, soit qu’elles s’inscrivent dans une évolution lente mais jamais totalement continue et linéaire (ainsi des progrès de la sidérurgie caractérisés par un accroissement de la taille des hauts fourneaux), soit qu’elles caractérisent une époque, même si elles ne semblent pas avoir eu de postérité (telles de nombreuses machines hydrauliques comme les pompes à feu, sophistiquées mais peu fiables et de faible rendement). Il faut donc se méfier des interprétations rétrospectives. Comprendre les sociétés du passé exige que leur environnement technique global soit restitué et pas seulement leurs supposées avancées.

6Maurice Daumas montre en revanche qu’existent des « ruptures de rythme ». L’invention du système bielle-manivelle à la fin du Moyen Âge et celle de la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle constituent évidemment des ruptures fondamentales. Mais le concept de révolution est inadapté parce que ces innovations s’imposent toujours lentement et ne produisent leurs effets que sur de longues périodes (la machine à vapeur met ainsi plus d’un siècle à supplanter l’énergie hydraulique). La tâche de l’historien est donc de faire comprendre la réalité avec ses pesanteurs et ses contradictions en refusant tout idéalisme. C’est surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la croyance positiviste dans le progrès qui accompagne le mouvement des Lumières, que les hommes cultivés commencent à considérer certaines découvertes comme des révolutions (ainsi dans le domaine de la chimie et de l’électricité).

  • 8 Bertrand Gille, Les Ingénieurs de la Renaissance, Paris, 1964.

7Bertrand Gille s’est pour sa part intéressé aux techniciens. Son étude des ingénieurs de la Renaissance, consacrée surtout à l’Italie des XIVe et XVe siècles, fait encore référence8 : elle montre la complexité de la figure de l’ingénieur telle qu’elle se forme alors. Dans un univers social qui méprise encore la technique considérée comme un art mécanique et subalterne, l’ingénieur se situe à la croisée de plusieurs statuts, de plusieurs savoirs et de plusieurs fonctions et tire son prestige de cette polyvalence. L’ingénieur de la Renaissance est à la fois artiste (ce qui peut le conduire à organiser des fêtes), spécialiste de mécanique et d’architecture, bon connaisseur des questions militaires (fortifications, artillerie) et de plus en plus, savant. Toutefois, cette dernière dimension, qui en fait un homme de cabinet érudit et attentif à théoriser sa pratique, apparaît tardivement, surtout avec la figure de Léonard de Vinci. C’est ce qui explique sans doute la pérennité et même l’accroissement posthume de la gloire de ce dernier, alors qu’il imagine plus qu’il ne réalise, contrairement à la génération qui l’a précédé, celle du Siennois Francesco di Giorgio Martini.

  • 9 B. Gille (dir.), Histoire des techniques, Paris, 1978.

8Comme Maurice Daumas, Bertrand Gille refuse l’idée d’une révolution technique pour qualifier les perfectionnements qui jalonnent le Moyen Âge et les temps modernes et il applique précisément cette idée aux expériences menées aux XVe et XVIsiècles. Dans une vaste et ambitieuse synthèse9, il utilise le concept de « système technique » compris comme l’ensemble des relations entre les connaissances d’une époque et les traits caractéristiques d’une société. A des périodes de progrès succèderaient des moments de « blocage technique » : la période allant du milieu du XVIe au milieu du XVIIIe siècle correspondrait à un de ces moments, ce qui s’expliquerait par une période de dépression économique et de renforcement de l’absolutisme politique.

9Cette théorie doit être replacée dans le contexte de la domination historiographique de la seconde génération des Annales, attentive aux cycles, au temps long fait d’ondulations de grande amplitude, au poids prépondérant accordé aux facteurs économiques et démographiques. En rapprochant l’interprétation malthusienne de l’évolution sociale européenne avec le niveau technique atteint, Bertrand Gille ne pouvait que retrouver son postulat de départ, celui d’une période moderne aux techniques relativement figées entre les ruptures de la Renaissance et celles de la fin du XVIIIe siècle.

  • 10 Marie-Claire Amouretti et Georges Comet,Hommes et techniques de l’Antiquité à la Renaissance, Pari (...)
  • 11 Denis Woronoff,Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Paris, 1998 (1e éd.19 (...)
  • 12 Ainsi dans les entreprises de cartographie militaire ou dans la mise au point des instruments néces (...)

10La multiplication des travaux de recherche a fait surgir cependant des réalités plus complexes. Certaines mutations ont été relativisées, telle celle de la Renaissance présentée comme un aboutissement créatif mais peu inventif. Ainsi, les XVe et XVIe siècles apparaissent comme « un temps de convergence et non de mutation brutale. C’est le moment où arrivent à maturité ou à plénitude plusieurs évolutions lentes »10. La rupture de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, si elle ne fait pas de doute, s’étale néanmoins sur plus d’un siècle, temps durant lequel, dans l’hydraulique notamment, le recours à des techniques plus traditionnelles est maintenu. Denis Woronoff, dans une réflexion qui dépasse mais intègre l’histoire des techniques, défend pour le cas français « l’hypothèse d’une transition » par opposition à celle d’une introuvable révolution industrielle entre 1780 et 188011. Toutefois, la France n’a pas de retard scientifique par rapport à l’Angleterre et ses savants et ingénieurs participent pleinement aux découvertes fondamentales de l’époque (par exemple dans le domaine de la chimie ou dans celui de l’hydraulique). Un retard relatif des techniques sur la science est une hypothèse qui tient compte des formes de savoir construites et transmises : en privilégiant les grands corps et les grandes institutions, la France aurait créé les conditions de l’invention plus qu’elle ne se serait préoccupée de la diffusion de certaines découvertes, le secret pouvant même apparaître comme une dimension essentielle de la puissance de l’Etat12. Mais il ne faut pas trop insister sur cette spécificité française : Lavoisier et Prony par exemple publient leurs découvertes avec tout l’appareil critique nécessaire pour que l’Europe savante puisse réaliser les opérations de vérification nécessaires.

  • 13 Anne Blanchard, Les Ingénieurs du roy de Louis XIV à Louis XVI. Étude du corps des fortifications, (...)
  • 14 Hélène Vérin, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIau XVIIIe siècle, Paris, 1 (...)
  • 15 Antoine Picon,Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, 1988 ;L’Invention de l (...)

11Depuis une trentaine d’années, le dépassement des interrogations classiques sur progrès, blocages et révolutions techniques tient à une attention accrue aux conditions de la production et de la diffusion technique. La figure du technicien, artisan et surtout ingénieur, a été de fait placée au centre de plusieurs chantiers de recherche. L’héritage de Bertrand Gille reste ainsi fondamental mais le champ d’étude s’est élargi aux trois siècles qui ont suivi la Renaissance. L’étude des ingénieurs modernes a été renouvelée essentiellement sous l’impulsion de trois auteurs : Anne Blanchard13, Hélène Vérin14 et Antoine Picon15.

12Anne Blanchard retrace la progressive définition du statut et des fonctions des ingénieurs du roi à partir du règne d’Henri IV. Elle montre que l’ingénieur s’occupe de moins en moins d’artillerie pour se consacrer surtout à l’art des fortifications qui nécessite cependant des compétences multiples. A la fin du XVIIe siècle commence à apparaître la distinction entre ingénieur civil et ingénieur militaire. Le second appartient au corps des fortifications créé en 1691 (« département des fortifications des places de terre et de mer »). L’ingénieur civil possède des compétences poussées en mathématique et mécanique. En fait, la différence réside surtout dans le type d’emploi : les ingénieurs civils travaillent surtout pour les villes et les provinces et peuvent être d’anciens ingénieurs militaires. La tendance à la spécialisation s’accentue. Antoine Picon insiste particulièrement sur la différenciation croissante au XVIIIe siècle entre ingénieur et architecte. L’architecte devient un artiste gardien des traditions issues de l’Antiquité et perfectionnées à la Renaissance et au Grand Siècle. Il cherche à préserver une harmonie dans l’organisation de la ville et des bâtiments, d’où l’importance des débats sur l’adaptation des styles et des ordres choisis à la fonction des bâtiments. L’ingénieur est beaucoup plus novateur, ou du moins plus souvent en rupture avec la tradition. Il place le choix technique au coeur de ses préoccupations et met la fonctionnalité au centre de ses programmes urbanistiques et architecturaux. C’est la technique qui commande la forme de l’édifice, même si celui-ci peut ensuite recevoir un « habillage » correspondant au goût dominant. Des architectes comme Blondel dénoncent cependant le manque de culture architecturale des ingénieurs alors que ceux-ci défendent leurs initiatives comme répondant davantage à l’idéal défini par la nouvelle économie politique (équipements adaptés, facilité de la circulation, politiques de santé fondées sur les principes hippocratiques…).

13L’opposition ne doit cependant pas être forcée dans la mesure où la complémentarité entre l’art de l’ingénieur et celui de l’architecte est encore forte. Il faut donc se méfier des interprétations rétrospectives qui partent des évolutions postérieures et cherchent à donner trop de cohérence aux origines. Hélène Vérin et Anne Blanchard, qui étudient certes des périodes plus anciennes qu’Antoine Picon, insistent sur la notion d’ingéniosité : l’ingénieur tire son prestige de la capacité à combiner des moyens hétéroclites en vue d’une fin utile ; il est d’abord celui qui s’adapte et adapte la réalité aux fins que se proposent les hommes d’Etat et les militaires. L’abstraction mathématique est un instrument qui ne triomphe cependant qu’au XIXe siècle, les ingénieurs du Génie ou des Ponts-et-Chaussées du XVIIIe siècle restant encore pour une large part des hommes de terrain. « La grande difficulté d’une histoire de la technologie tient à ce que la perfection de l’activité technique est recherchée dans l’ordre du particulier. C’est par exemple l’adéquation aux circonstances locales, et à leurs variations dans le temps, d’un dispositif tactique ou mécanique », note Hélène Vérin. La technique se différencie de la science qu’elle utilise pourtant. La gloire de l’ingénieur, c’est précisément de réussir l’articulation entre l’art et la science. Cela reste vrai du XVe au XIXe siècle, avec des évolutions qui tiennent à la fois aux progrès des connaissances techniques et aux changements qui affectent la définition même de la science.

14La confrontation des trois études semble mettre en relief des contradictions dans la mesure où chaque auteur a tendance à placer la naissance de l’ingénieur à l’époque qu’il étudie. Il ne s’agit pourtant que d’une apparence car la véritable mutation sur laquelle insiste Antoine Picon réside dans le regard porté sur le territoire et la manière de concevoir son aménagement. Au XVIIIe siècle, la différenciation entre architectes et ingénieurs réside principalement dans la volonté politique de créer un territoire plus homogène : les ingénieurs des grands corps de l’Etat sont justement les spécialistes de ce nouveau territoire qu’ils sont chargés de créer après avoir décrit et expliqué l’espace.

  • 16 Il existe cependant des études fondamentales consacrées spécifiquement aux techniques. Cf. par exem(...)
  • 17 Liliane Hilaire-Pérez,L’Invention technique au siècle des Lumières, Paris, 2000.

15Ces recherches centrées sur les ingénieurs qui servent l’Etat ne renseignent pas sur les progrès réalisés dans le cadre d’une activité productive indépendante. Le champ à défricher est ici immense : si les grandes étapes du progrès technique sont connues, les pratiques témoignent d’une inventivité qui se laisse difficilement saisir. L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert constitue un inventaire des techniques traditionnelles à leur apogée. Elle ne donne cependant que des procédés. La difficulté est ici de définir ce qu’est une histoire des techniques de production agricole et artisanale. De nombreuses études régionales renseignent sur les manufactures, la proto-industrie, l’artisanat rural et la mise en valeur de la terre : c’est toute l’histoire économique et sociale qu’il faudrait convoquer ici16. Le concept d’« invention technique » étudié par Liliane Hilaire-Pérez17 permet cependant de montrer qu’au siècle des Lumières, les pratiques technologiques novatrices résultent de conditions multiples : mise en place d’une politique étatique favorable aux inventions avec une protection des inventeurs par des privilèges accordés avec modération, ce qui doit éviter de freiner l’innovation et le libre jeu du marché ; rôle conféré à l’expertise de grandes institutions comme l’Académie des Sciences ou le Conseil du commerce ; formes et stratégies de l’investissement qui rejoignent les nouveaux modes de commercialisation et de consommation. Les corps de métier qui imposaient règles et monopoles n’ont donc pas empêché l’innovation et ont même pu être intégrés dans des stratégies d’amélioration technique.

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